« Pour moi, faire de la politique part toujours d’une rage, qu’il ne faut pas quitter… »

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Au seuil d’échéances électorales décisives, la gauche divisée et dispersée cherche un souffle porteur. Elsa Faucillon, députée communiste, croit encore en un idéal commun, et nous livre ses réflexions.

Basta !  : Il y a bientôt 2 ans, à la suite des élections européennes de 2019 et face au constat répété de l’éparpillement des voix à gauche [1], vous avez lancé avec Clémentine Autain le mouvement Big Bang, qui réunit et fait dialoguer plusieurs courants de la gauche et des écologistes. À un an de l’échéance présidentielle, croyez-vous que ce rassemblement est encore possible ?

Elsa Faucillon [2] : C’est plus une question de conviction que de croyance, à vrai dire. La conviction de la nécessité, d’abord, face au duel organisé entre Macron et Le Pen, face à la désespérance. La conviction, aussi, que cette aspiration au rassemblement existe fortement chez nombre de nos concitoyens. Les passerelles que nous avons créées avec Big Bang ont permis de montrer qu’à l’intérieur de chacun des partis politiques, comme à l’extérieur, existent des envies fortes de faire tomber ces barrières qui les séparent. Aujourd’hui, à gauche, plus personne ne peut prétendre à l’hégémonie. Pour gagner, les gauches et les écologistes doivent rassembler leur camp social, qui est en fait la majorité réelle de la société : les ouvriers, les employés, les jeunes cadres… Mais ce rassemblement ne peut pas simplement consister en un joli principe de façade, ça ne doit pas être une coquille vide. Il doit s’effectuer sur de vrais dénominateurs communs pour créer une dynamique, ce qui suppose de trancher bon nombre de questions politiques entre nous. Et il ne faut surtout pas minimiser ces questions, qui sont cruciales. 

De multiples appels et initiatives de rassemblement politique de la gauche ont fleuri ces derniers mois. Mais, au final, on a l’impression que les candidatures de Mélenchon, Montebourg, Jadot ou Hidalgo sont toutes plus ou moins déjà lancées, à des degrés variables. Même Fabien Roussel, pour le Parti communiste, annonce sa volonté de candidature. Qu’est-ce qui rend ces démarches de rassemblement si difficiles ?

2022 n’est pas encore joué, il ne faut pas tirer de conclusions trop hâtives. Ce qui se joue actuellement, dans tous ces espaces de discussion, parfois de façon invisible, est essentiel dans la dynamique de construction commune. C’est certain que toutes ces passerelles sont encore loin d’être devenues de véritables ponts… Je ne crois pas qu’on soit uniquement sur des enjeux d’ego ou des intérêts boutiquiers : encore une fois, il reste de vrais sujets à lever entre nous, et ce n’est pas une mince affaire. La question du degré de rupture n’est pas neutre, par exemple. Pour ma part, dans la situation actuelle, je ne pense pas qu’on puisse améliorer la vie des gens avec des mesures « modérées ». Je ne suis pas radicale pour le plaisir, je le suis parce qu’il n’y a qu’ainsi qu’on parviendra à transformer les choses pour produire des conditions d’existence socialement, écologiquement, démocratiquement enviables pour le plus grand nombre – et non plus simplement supportables, et encore !

Si on veut être capable d’affronter les grands défis contemporains, cela demande des degrés de rupture très importants, y compris sur des sujets qui ont pu être notre matrice dans le passé, comme le productivisme. Cela demande aussi d’opérer une rupture très claire avec le libéralisme. La gauche est une étiquette très large, qui regroupe en vérité des réalités sociales et des cultures politiques très différentes. Il ne s’agit pas d’annuler ou de fusionner toutes ces cultures – c’est d’ailleurs pour cette raison que nous revendiquons un fonctionnement en « archipel » – mais de déterminer les dénominateurs communs principaux tournés vers les catégories populaires, à partir desquels chacune de ces cultures peuvent se rassembler tout en continuant d’exister par elles-mêmes. Or on le voit, il reste des questions à trancher, autant sur des sujets économiques que sur l’antiracisme, le féminisme ou la laïcité. Ce ne sont tout de même pas des petites questions. Cela nécessite beaucoup d’effort, et de temps, pour parvenir à construire une position commune sur de tels enjeux.

L’annonce du rassemblement large autour de Karima Delli (EELV) pour les régionales dans les Hauts-de-France, peut-elle substantiellement changer la dynamique de rassemblement au niveau national, ou cela reste-t-il un épiphénomène ?

C’était plutôt mal parti honnêtement, mais les convictions sincères des uns et des autres triomphent parfois de l’enfermement de chacun dans son couloir. Cet accord est un bon début pour une région qui a besoin plus que quiconque d’une gauche combative et prête à tourner la page du sinistre duo LR-RN qui avait présidé au second tour en 2015. L’addition de partis ne peut pas cependant marquer la fin du processus engagé, la liste aura besoin d’une dynamique citoyenne profonde. C’est de cela dont on a besoin pour engager des choix unitaires à l’échelle du pays.

La laïcité apparaît de plus en plus comme un sujet de crispation et de clivage, à gauche. Cela peut-il être l’un des principaux points de blocage ?

C’est terrible parce que sur ce sujet de la laïcité, je finis par me dire que nous nous sommes, nous les gauches, complètement laissées embarquer sur le terrain de l’identité, au sens étroit du terme. Ce terrain n’est pas le nôtre, c’est celui de ceux qui abandonnent trop rapidement l’idéal de liberté et d’égalité. À force, nous avons comme oublié l’équilibre raisonnable du modèle de laïcité tel qu’il est promu par la loi de 1905.

Le débat public sur la laïcité a été marqué ces dernières années par la violence des propos et les contresens sur le concept, sur fond d’islamophobie. La gauche n’échappe pas à la règle. Pourtant le récent sondage Ifop sur la vision qu’en ont les jeunes montre deux choses : d’une part qu’ils ne sont pas dupes des tentatives d’instrumentaliser le concept pour faire la guerre aux musulmans, d’autre part que la confusion entre athéisme militant et laïcité, qui est un des problèmes dans la bataille à gauche, s’estompe chez les nouvelles générations. Elles conservent pourtant un attachement fort pour ce qu’elle est vraiment, n’en déplaise aux commentateurs réactionnaires.

La polémique récente sur l’islamo-gauchisme s’inscrit-elle dans ce contexte ?

C’est une autre façon d’instrumentaliser le débat sur l’identité en lieu et place de la République sociale. Il faut bien voir ce qui se joue, derrière cette polémique : il y a encore 30 ou 40 ans, les thèses que développaient les universitaires, comme Bourdieu et d’autres, à partir de l’observation des inégalités, étaient à l’origine de politiques publiques. On peut penser aux politiques d’éducation prioritaire, aux quartiers politiques de la ville. Cela a plus ou moins bien marché certes, mais cela a produit des effets conséquents, et ce, grâce à des universitaires qui révélaient à quel point il y avait besoin de politiques de rattrapage. Aujourd’hui, les mêmes qui mettent en place Parcoursup, font exploser les frais d’inscription à l’Université et retirent des moyens à l’éducation prioritaire sont ceux qui expliquent que ce qui ronge la société, c’est « l’islamo-gauchisme »… La manœuvre est pour le moins grossière. Aujourd’hui, à l’Université, on en est toujours au même point sur la possibilité des enfants d’ouvriers d’accéder aux grandes écoles… ça veut bien dire qu’il y a des politiques qui n’ont pas été menées pour démocratiser complètement l’éducation, et d’autres qui ont aggravé la situation ! Or ce sont des choix qui ont des incidences extrêmement fortes sur nos vies. De manière générale, ceux qui nous gouvernent ont une grande faculté à se défausser de leurs responsabilités, et des conséquences des politiques qu’ils mènent comme de celles qu’ils ne mènent pas !

Vous faites partie de la minorité des députés communistes à s’être opposés au projet de loi dit « contre le séparatisme », là où huit autres ont simplement préféré s’abstenir. Pourquoi avoir voté contre ?

Pour un ensemble de raisons. D’abord parce que les mesures me semblaient particulièrement inopérantes au regard des ambitions affichées par le gouvernement. Si on considère – ce qui n’est pas mon cas – que l’objet de ce texte est bel et bien de lutter contre les obscurantismes et l’islamisme radical, je ne vois pas bien, parmi les mesures égrenées, ce qui permet d’être réellement efficace en la matière. En vérité, ce projet de loi a une toute autre vocation, celle d’installer le face-à-face avec l’extrême droite, en organisant le débat comme s’il ne pouvait se situer qu’en duel-duo entre Macron et Le Pen. La polémique sur l’islamo-gauchisme ou les événements à Trappes participent de cette même séquence. Un texte, c’est aussi un contexte, et les deux m’ont amené à voter contre. Certains de mes camarades ont préféré s’abstenir, considérant qu’il ne fallait pas minimiser le sujet.

On peut certes y trouver quelques avancées, sur des questions qui ne sont pas simples à traiter, telles que la polygamie, le certificat de virginité, le mariage forcé. Sauf qu’à mes yeux, ces questions avaient bien plus leur place dans le texte sur les violences sexistes et sexuelles que l’on a étudié en 2018 ! Je ne crois pas que la domination patriarcale soit le fait uniquement des religions – et encore moins, uniquement de la religion musulmane telle que le sous-entendaient le texte autant que les déclarations des ministres… C’est un piège dans lequel je ne voulais pas non plus tomber.

Le nucléaire reste un autre sujet de tension à l’intérieur du Parti communiste. Récemment plusieurs élus communistes, avec d’autres responsables politiques de tous bords, ont signé une tribune pour défendre le « patrimoine nucléaire français » [3]

C’est une ligne de fracture qui traverse l’ensemble de la gauche, qui s’est construite au 20ème siècle sur les bases du productivisme. Là aussi, c’est une rupture qui est lente et difficile à opérer, car cela demande pour un certain nombre d’entre nous de revenir sur des matrices qui ont pu être fécondes, dans nos constructions politiques. Ce n’est pas anodin comme cheminement, et honnêtement je trouve que les militants communistes ont vraiment beaucoup avancé sur les enjeux écolo. Mais cette rupture est nécessaire pour la simple et bonne raison qu’elle concerne en premier lieu les classes populaires, qu’elle a un impact direct sur leur vie. Ce sont les premières à trinquer, non pas seulement des inégalités sociales et des destructions de leurs droits, mais aussi des destructions environnementales – c’est le cas à l’échelle mondiale comme en France, lorsqu’on analyse les victimes des différentes pollutions.

Aujourd’hui, je ne peux plus ne pas penser ensemble social et écologie, même si ce ne sont pas toujours des articulations évidentes à trouver dès lors qu’il y a des salariés en jeu. Mais on voit que c’est possible, comme à la raffinerie de Grandpuits, où les salariés mènent lutte commune avec les Amis de la terre ou Greenpeace. C’est assez enthousiasmant de les voir porter des propositions communes pour travailler à la fois sur la question de l’emploi, en évitant le chômage et la désertification d’un territoire, et en même temps sur des transitions énergétiques, pour sortir du pétrole, lutter contre les émissions de gaz à effet de serre et ne pas tomber dans le greenwashing de Total ! Donc non, je ne signerais pas une tribune pour défendre le nucléaire français, en revanche je m’engage contre le projet Hercule, chez EDF. Parce que justement, EDF peut être un outil formidable pour opérer la transition énergétique, à condition de ne pas le démanteler, de ne pas le privatiser et le filer aux mains de la finance, pour ensuite venir dire qu’on ne sait plus comment récupérer tout ça…

Qu’est-ce que toutes ces fractures disent de l’état du Parti communiste ?

Un certain affaiblissement, certainement. Je pense que nous n’avons pas toujours osé affronter ces grandes questions. À force de vouloir sauvegarder l’appareil, principalement à travers les échéances électorales – et pas toujours de la meilleure des manières, d’ailleurs – nous avons fini par oublier de refonder notre doctrine. On s’est contentés de vouloir mieux expliquer la théorie au monde, plutôt que d’écouter ce que le monde avait à dire à notre théorie, et on en est toujours un peu là. C’est chez moi une source de tension très importante, parce que je suis par ailleurs persuadée que l’idée communiste reste très forte, à l’heure où l’on voit fleurir ces idées autour des communs chez de nombreuses personnes qui ne sont pas membres du PCF ! Mais c’est comme si le parti avait un peu préempté le mot « communisme ». Or il faut bien reconnaître que dans l’imaginaire collectif, aujourd’hui, notre parti incarne plus le passé que l’avenir…

Qu’est-ce qui vous plaît encore tant dans cet idéal communiste ?

C’est, pour moi, une grille de lecture extrêmement forte. D’abord pour analyser le système capitaliste, ses ressorts d’exploitation et de domination. C’est important pour savoir affronter ce qui est devant nous, ce qu’il faut combattre et dépasser. Cela me permet aujourd’hui de comprendre qu’il n’y a pas seulement des crises du capitalisme, mais que le capitalisme est, lui-même, bel et bien en crise, devenu incapable de répondre au défi de l’époque. Cela veut dire qu’il faut mener une lutte radicale – au sens où elle s’attaque à la racine des choses – et que celle-ci doit d’abord être conduite par les « dominés ». Ce sont eux qui doivent mener cette expérience de politisation et de combat contre les dominations qu’ils subissent. Pour moi, elle est avant tout là, l’idée communiste, dans cette notion d’émancipation. Il y a cette phrase de Marx que je répète à l’envi, parce qu’elle explique pourquoi je suis communiste : « Le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Je ne conçois pas de faire de la politique autrement que dans cette expérience de lutte, par les exploités, contre leur système d’exploitation. Faire de la politique part toujours d’une rage, qu’il ne faut pas quitter – sinon, ce n’est généralement pas très bon signe…

C’est une façon de rappeler que la politique est aussi et d’abord une affaire de terrain et de vies quotidiennes, plus que de grandes théories ?

Disons que c’est une manière d’être, et une façon d’affronter le réel pour mieux le dépasser. Pour moi, être communiste, c’est considérer qu’on fait avec les gens, tels qu’ils sont, avec leur intelligence et leurs difficultés. Ça ne se passe pas, ensuite, de cadre d’analyse et d’élaboration plus conceptuelle, mais cela part d’abord d’un ancrage. C’est un attachement à ne pas faire seulement pour les gens, mais avec les gens. Ce que je constate au quotidien, dans les luttes que je mène avec des travailleurs et avec des collectifs de citoyens, c’est que très rapidement cette intelligence du réel se transforme en intelligence à transformer ce réel, à trouver des idées, à élaborer collectivement des propositions politiques. C’est ça qui me passionne, et qui continue de m’émouvoir. Il faut ancrer les choses dans la vie, par des batailles très concrètes – et c’est peut-être ce qui manque un peu, aujourd’hui. On a vu pendant le confinement combien les citoyens pouvaient nous donner de belles leçons sur les solidarités concrètes, en mettant en place des choses très vite. Et ça nous a montré aussi combien la gauche, parfois, n’était plus au cœur de ces réseaux de solidarité qui s’étaient créés. Il y a aujourd’hui une coupure, un écart extrêmement fort, entre le mouvement social et les partis politiques.

Vous dites souvent refuser le terme d’ « union de la gauche ». Pourquoi ?

Cela renvoie à des réalités passées qui n’ont plus d’existence aujourd’hui. Désormais, quand on parle d’union de la gauche, ça donne l’image d’une addition dont la sauce aurait du mal à prendre, comme si ça sonnait faux. Cela ne crée pas de dynamique. C’est précisément pour ça qu’on a créé Big Bang, parce qu’on a besoin d’éprouver des espaces où se côtoyer et se mélanger, pour discuter et expérimenter, et se rassembler autour d’enjeux précis. Et pour crédibiliser cette démarche, aussi, car on voit bien qu’il y a une ambiguïté en la matière : autour de nous, on a toujours l’impression que la plupart des gens qui ont le cœur à gauche – car cela reste bel et bien une manière de se situer dans le débat politique – aspirent à ce fameux rassemblement. Pourtant, que vous preniez les différents sondages d’opinion ou même que vous analysiez les derniers rassemblements électoraux, la plus-value n’apparaît pas si conséquente.

Comme si l’hypothèse du rassemblement n’entraînait pas une véritable dynamique. Je pense que ce paradoxe s’explique par un certain manque de crédibilité, et par un manque d’expérience récente aussi : on a de plus en plus de mal à croire à la possibilité qu’un rassemblement soit porteur de transformations importantes. Or il y a une conscience forte que la gauche ne peut pas gagner par effraction, parce que sinon, elle trahit. On l’a vu avec le mandat Hollande, largement considéré comme « la gauche » aux yeux de l’opinion publique, et qui nous fait un mal considérable. Encore une fois, je le répète : gagner ne suffit pas, pour les gauches et les écologistes. J’ai conscience que « gagner » semble déjà inabordable. Pourtant il s’agit bien de transformer, profondément, pour garantir une amélioration collective des conditions sociales d’existence. Et pour transformer, il faut rayonner, avoir le soutien de notre camp social, être adossé à un véritable mouvement populaire et à des mobilisations concrètes. La bataille électorale ne se gagne pas uniquement par le combat électoral : elle se gagne parce qu’il y a des luttes sociales, qui génèrent des symboles et des majorités d’idées. Cela ne passe plus uniquement par les partis politiques, encore moins par une seule personne.

Propos recueillis par Barnabé Binctin

https://www.bastamag.net/Union-de-la-gauche-Regionales-Presidentielle-2022-Big-Bang-Parti-communiste-ecologie-Elsa-Faucillon